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Télétravail : il s'est aussi installé dans les territoires ruraux !

Septembre 2025

L'expert

Frédéric Ville

Frédéric Ville

Journaliste, spécialiste des collectivités locales

Alors que la vague d’ « exode urbain » et l’explosion du télétravail consécutifs à la crise sanitaire de la covid-19 sont désormais loin derrière nous, il est utile de se demander où en est aujourd’hui le télétravail en territoires ruraux. S’y est-il installé et à quel niveau ?

Parmi les Français qui choisissent de migrer des secteurs urbains vers les campagnes, on trouve entre autres des télétravailleurs. Ce sont, selon l’étude POPSU de 2023 sur l’exode urbain (1), des professions intermédiaires et classes populaires qui, en déménageant des villes vers les territoires ruraux, allongent leurs navettes quotidiennes grâce au télétravail et sont chassées des villes ou de leur proche périphérie où les prix de l’acquisition d’un logement, et plus encore d’un pavillon, sont devenus trop élevés, mais aussi des cadres supérieurs et professionnels qualifiés, relativement aisés et de plus de 40 ans, alliant grande mobilité et télétravail, l’un conservant par exemple son poste en ville, alternant télétravail et navettes longue distance, l’autre travaillant à domicile. Ce mouvement amorcé pendant la crise sanitaire de la covid-19 se poursuit-il aujourd’hui et à quel niveau ?

 

Une renaissance rurale sous-estimée

Première partie de la réponse, un mouvement de renaissance rurale continue aujourd’hui, en aucun cas un « exode urbain », terme abusivement employé pendant la crise sanitaire de la covid-19. Selon l’INSEE, les secteurs hors Aires d’attraction des villes (AAV), autrement dit les secteurs ruraux, enregistrent en 2022, 1,36 entrée pour 1 sortie depuis ces AAV, soit un niveau légèrement inférieur à ce qu’il était pendant le covid (1,37 en 2020 et 1,42 en 2021), mais supérieur à ce qu’il était en 2018 et 2019 (1,25) (2). Ces chiffres sont confirmés par d’autres analyses : géographie des naissances (3), évolution des droits de mutation à titre onéreux (4) ou encore par de nombreux retours d’élus (5). Certes, ce regain est inégal et concerne plutôt le sud-ouest d’une ligne Saint-Malo/Genève. Certes, l’étude POPSU ou celle plus récente de Jérôme Fourquet (6) assurent que la crise sanitaire a connu une renaissance rurale, mais plus encore un mouvement de « littoralisation », et de « mégapériurbanisation » ou « vers les lointaines couronnes périurbaines », ceci autour des principales métropoles et villes françaises. Tout cela est vrai, mais légèrement biaisé. En effet, le mouvement de renaissance rurale est sous-estimé, car l’étude POPSU, les études INSEE ou autres utilisent généralement les zonages en AAV. Or, certains géographes comme Gérard-François Dumont ou Olivier Bouba-Olga, considèrent que ces AAV ont une définition trop extensive de la ville, classant la population française métropolitaine à 93 % comme urbaine. Cela signifie qu’en utilisant la nouvelle grille communale de densité de l’INSEE de 2020, plus proche de la perception qu’en ont les Français et qui classe, elle, le tiers de la population française comme rurale, on aurait conclu à une renaissance rurale plus poussée… Si le mouvement profite bien sûr aux secteurs périurbains et rétro-littoraux, il bénéficie donc aussi aux secteurs ruraux, dans une moindre mesure, mais de façon sensible tout de même, notamment dans la France du « croissant fertile » évoquée par Jérôme Fourquet qui va de la Bretagne au Pays Basque, puis dans tout le Sud de la France pour remonter jusque dans le Jura.

 

Le télétravail a bien progressé en secteur rural

Mais pourquoi le mouvement de renaissance rurale continue-t-il à un niveau plus élevé qu’en 2019 : serait-ce dû à l’engouement pour le rural, favorisé par le covid et qui semble bien se poursuivre ou encore à la crise économique actuelle qui a renchéri l’intérêt des campagnes où le foncier demeure toujours beaucoup moins cher ? C’est l’hypothèse que nous faisons dans Exode urbain : on vous a menti ! Mais de plus, à ces deux facteurs, et c’est la deuxième partie de la réponse, nous en ajoutons un troisième : le télétravail. En effet, celui-ci a progressé, permettant, pour la première fois dans l’histoire du travail, de s’affranchir du lieu d’implantation physique de son entreprise –souvent en ville- pour choisir davantage son lieu de vie –potentiellement en campagne-. Si seuls 4 % des Français télétravaillaient de façon régulière en 2019, ils étaient 30 % lors de la dernière semaine de mars 2020 (7). Après des pics à 27 % et 28 % de salariés télétravaillant dans le secteur privé au moins une fois par mois lors des confinements de novembre 2020 et avril 2021, le télétravail se stabilise dès 2022 entre 20 et 25 %, et il est à 22 % début 2024 (7).  Par ailleurs, depuis 2022, il est stabilisé entre 1,5 et 2 jours par semaine en France. Au premier semestre 2024, c’était 1,9 jours (7).

Mais ce télétravail profite-t-il au secteur rural ? Selon un rapport de l’IGEDD (8), en 2023, il concerne, d’après les enquêtes emploi de l’INSEE, 22 % des salariés résidant dans les agglomérations de plus de 200 000 habitants (43 % dans Paris), plus que dans leurs périphéries ou dans les unités urbaines plus petites. Hors des unités urbaines, seuls 11 % des salariés télétravaillent. Clairement, le télétravail profite donc moins au secteur rural, car de nombreux emplois n’y sont pas télétravaillables, par exemple dans l’agriculture, l’industrie, l’artisanat, bien présents en ruralité. Selon l’INSEE, la moitié des emplois en Ile-de-France sont télétravaillables contre un tiers seulement dans des régions plus rurales comme la Bourgogne-Franche-Comté ou la Normandie. Mais cela ne nous indique pas si davantage de personnes télétravaillent depuis la crise sanitaire en secteurs ruraux. Or comme dans le reste de la France, les 11% des salariés  qui télétravaillent hors unités urbaines en  2023 sont plus nombreux qu’ils ne l’étaient avant la crise sanitaire et parmi eux il y a de nouveaux venus. Reste à savoir bien sûr la part de ceux-ci. Par ailleurs, là encore, il faut critiquer les chiffres : l’unité urbaine est rappelons-le, selon l’INSEE, une commune ou un ensemble de communes à zone bâtie d'au moins 2 000 habitants avec moins de 200 mètres entre chaque habitation. Or selon ce zonage, la France est urbaine à 78 % et rurale à 22 %, alors que si l’on utilise la méthode de l’INSEE adoptée fin 2020 (9), laquelle situe, rappelons-le, la population rurale à un tiers de la population française, ce ne seraient pas 11 % des salariés qui télétravailleraient en zone rurale mais environ 16,5 % (10). Par contre, les enquêtes INSEE emploi prennent bien en compte les lieux de vie réels et donc par exemple les résidences secondaires à la campagne qui deviennent parfois principales même si elles ne sont pas déclarées comme telles : il n’y aurait donc pas de sous-estimation du télétravail rural par ce biais.

 

Plus on est loin de son lieu de travail, plus on télétravaille

Il faut en outre souligner que des accords d’entreprises ont été signés : seulement 390 et 1 490 en 2017 et 2019, mais 2 760 en 2020, 4 070 en 2021 (11), sans compter les accords signés dans les trois fonctions publiques (État, hospitalière et territoriale). « Toutes les entreprises qui ont abaissé leurs surfaces de bureaux et leurs coûts en énergie n’y reviendront pas. Ces accords ont pris en compte les inconvénients du télétravail en intégrant la cybersécurité et en versant souvent une indemnité compensatrice pour les dépenses informatiques des salariés », assure Gérard-François Dumont (12). « La CGT qui était hostile au télétravail pour des raisons de déstructuration du collectif de travail et d’influence sur les salariés a viré sa cutille pour considérer que cela était un outil de qualité de vie et de bien-être au travail. De l’autre côté, les entreprises ont appris à manager efficacement à distance », analyse Xavier de Mazenod, fondateur de Ze Village, outil numérique pour rapprocher ville et campagne. Remarquons toutefois que certaines entreprises sont revenues sur leurs accords de télétravail : ainsi, à la Société générale, la direction a annoncé fin juin 2025 que l’ensemble des salariés devrait être limité à un jour de télétravail par semaine et non deux comme depuis l’accord de 2021 (13) ; Free a limité en juin dernier le télétravail à 6 jours par mois, avec interdiction de deux jours consécutifs et usage limité du vendredi à deux fois par mois (14), etc.  Des grèves ont suivi… Si ce phénomène est à surveiller, une enquête de Robert Walters (décembre 2024) indique elle que 72 % des entreprises n’ont opéré aucun changement quant au nombre de jours passés au bureau lors des 12 derniers mois, tandis que 23 % ont même accordé une à deux journées de télétravail supplémentaires à leurs collaborateurs (15). La pratique du télétravail semble donc bien se stabiliser. Désormais, cela fait partie des négociations salariales à l’embauche… dans les deux sens : une entreprise peut vérifier qu’un télétravail limité ou absent pose ou non problème à un candidat ; un candidat peut conditionner son entrée sur un poste à un minimum de jours télétravaillés. L’INSEE note elle que « la probabilité de télétravailler est de 12,2 points de pourcentage supérieure pour les personnes résidant à plus de 100 km de leur lieu de travail, par rapport à celles vivant à moins de 5 km. Pour les distances intermédiaires, la probabilité de recourir au télétravail augmente graduellement » (7). A noter que certains accords d’entreprises imposent une distance maximale par rapport à l’entreprise : 50, 100 km », note Xavier de Mazenod. En tout cas, quand on télétravaille deux jours par semaine à 50 kilomètres d’une ville, on est devenu davantage rural qu’urbain : parler de mégapériurbanisation n’a donc pas grand sens. Gérard-François Dumont préfère ainsi le mot de méga-para-urbanisation qui « évite la connotation de territoires dominés que donne le préfixe du mot périurbanisation ».

In fine, il nous parait regrettable qu’en recourant à des indicateurs urbano-centrés, la plupart des études sous-estiment l’impact de la renaissance rurale et du télétravail rural. En effet, si les chiffres ne sont pas impressionnants, la renaissance rurale et le développement du télétravail en secteur rural sont bien réels et non sans impacts : quelques familles en plus dans un village, et vous sauvez par exemple une école. Ces nouvelles arrivées de population nécessitent donc une réponse appropriée de l’Etat. Même si l’heure est aux réductions de budget, est-il opportun de laisser fermer des écoles, des services publics, des hôpitaux, des maternités, des lignes ferroviaires ? Il est grand temps que l’aménagement du territoire redevienne la compétence quasi-régalienne de l’Etat, comme cela était le cas dans les années 1960-2000 avec la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale. Quand 81 % des Français assurent, sondage après sondage (IFOP/Familles rurales 2018 et 2023) que leur idéal de vie se situe à la campagne, il serait judicieux que l’Etat rééquilibre ses aides sur le territoire national.

Exode urbain : on vous a menti !

Dans son dernier livre, Frédéric Ville décrypte, études à l’appui, une renaissance rurale qui persiste, pour ensuite dresser une typologie des néo-ruraux, recenser les réseaux qui les accompagnent et conclure sur les enjeux politiques et d’aménagement du territoire qui sont liés. Disponible sur : www.salienteseditions.fr/exode-urbain

 

(1) MILET, Hélène (sous la direction de). Exode urbain : un mythe, des réalités. In Plan urbanisme construction architecture, février 2023, 52 p. https://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/dp_exodeurbain_bd.pdf

(2) INSEE. Crise sanitaire et développement du télétravail : davantage de départs des pôles des grandes métropoles et de l’aire parisienne. In Insee Analyses n° 81. 16 mars 2023. https://www.insee.fr/fr/statistiques/6966059

(3) DUMONT, Gérard-François. France : une recomposition du peuplement ? Population & Avenir, n° 762 mars-avril 2023, pp. 17-19

(4) VILLE, Frédéric. Exode urbain : on vous a menti !, décembre 2024, pp. 38-43

(5) Ibid., pp. 22-23

(6) FOURQUET, Jérôme ; MANTERNACH, Sylvain. Course à la mer et poursuite de l’étalement urbain : la crise du covid-19 a amplifié les mouvements de population déjà à l’œuvre, avril 2024. https://www.jean-jaures.org/publication/course-a-la-mer-et-poursuite-de-letalement-urbain-la-crise-du-covid-19-a-amplifie-les-mouvements-de-population-deja-a-loeuvre/

(7) INSEE. Télétravail et présentiel : le travail hybride, une pratique désormais ancrée dans les entreprises. In Insee Analyses n° 105. 5 mars 2025. https://www.insee.fr/fr/statistiques/8379375

(8) IGEDD. Les impacts territoriaux du télétravail : angle mort des politiques publiques, novembre 2024, 152 p. https://www.strategie-plan.gouv.fr/publications/impacts-territoriaux-teletravail-angle-mort-politiques-publiques

(9) Les carreaux de 1 km² à densité ≥ 300 hab./km² sont considérés comme « denses ». Des mailles « denses » sont alors construites par agrégation de carreaux contigus du même type (agrégats à population supérieure ou égale à 5 000 hab.). Les carreaux n'appartenant pas aux mailles denses sont considérés comme « peu denses ». Cette définition s’inspire de la méthode d’Eurostat (grille communale de densité) selon laquelle, hors Île-de-France, 40 % des Français habitent dans le monde rural.

(10) Faute de pouvoir faire mieux, nous avons extrapolé le 11 % avec une simple règle de trois.

(11) DARES. Les accords d’entreprise portant sur le télétravail : quels usages durant la crise sanitaire ? [en ligne] In : Dares Analyses n° 57. novembre 2022, 8 p. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/c37292c3ff7e8dc74217e5e013888423/DA_t%C3%A9l%C3%A9travail_accords.pdf

(12) VILLE, Frédéric, op. cit., p. 45

(13) https://www.agefi.fr/news/banque-assurance/la-societe-generale-fait-marche-arriere-sur-le-teletravail?utm_source=chatgpt.com

(14) https://www.novethic.fr/economie-et-social/transformation-de-leconomie/free-societe-generale-greve-salaries-opposent-fin-teletravail#:~:text=Au%20travers%20d'une%20nouvelle,deux%20jours%20cons%C3%A9cutifs%20sera%20interdit.

(15) https://www.robertwalters.fr/eclairages/news/blog/7-entreprises-sur-10-n-ont-pas-modifie-politique-teletravail.html?utm_source=chatgpt.com. Enquête menée auprès de plus de 300 entreprises en France au cours du mois d’octobre 2024

Date de parution : Septembre 2025

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